23 novembre 2024

[LITTERATURE] Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley (1818)

Adversaire régulier de la famille Belmont dans les premiers épisodes de Castlevania, la créature de Frankenstein n’est pas uniquement le monstre fait de chairs mortes que le cinéma occidental a popularisé au siècle dernier. C’est avant tout un personnage de la littérature anglo-saxonne bien plus complexe que son physique d’horreur ne le laisse supposer de prime abord…

Publié pour la première fois en 1818 et écrit par l’Anglaise Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée Moderne (alias Frankenstein or the Modern Prometheus en VO) est l’œuvre littéraire qui redonnera un second souffle au roman gothique anglais tombant alors en désuétude grâce aux personnages de Victor Frankenstein, scientifique avant-gardiste, et surtout de la créature monstrueuse qu’il a façonné à partir de plusieurs cadavres humains. On notera au passage que cette dernière est trop souvent appelée du nom de son créateur dans la culture populaire alors qu’elle n’a pas de nom en réalité, et est simplement qualifiée de « démon », de « monstre », ou de « créature » dans le livre, liant son existence à celle de l’homme qui l’a engendré sans possibilité d’émancipation.

Frankenstein by Mary ShelleyLe contexte d’écriture du roman est digne d’intérêt ; tout est parti d’un pari entre amis coincés au sein d’une demeure près de Genève à l’initiative de Lord Byron, célèbre poète britannique et chef de file du mouvement romantique, au cours de l’été 1816 à la météo exécrable dont le défi consistait à écrire la meilleure histoire de fantôme pour agrémenter le séjour de chacun. Alors que Mary Shelley accoucha du premier jet du roman qui nous intéresse ici, on notera qu’un autre convive, John William Polidori confectionnera la nouvelle Le Vampire (ou The Vampyre en VO) sur une idée de Byron, laquelle inspirera bien plus tard Bram Stoker pour son Dracula ! Sans vouloir rentrer dans des détails superflus, la jeune écrivaine reprendra plusieurs idées suite à des discussions notamment autour d’expériences de Charles Darwin, des lectures de contes allemands et à son environnement immédiat (comme la découverte du Mont Blanc) pour façonner l’histoire de Victor Frankenstein, bien que le concept de redonner la vie après la mort lui vienne d’un drame personnel, la jeune femme ayant porté le deuil d’un nourrisson d’à peine sept mois. Insatisfaite de son travail malgré sa publication en 1818, elle reprendra son texte à plusieurs reprises jusqu’à sa version définitive en 1831.

Pour en revenir à l’œuvre en elle-même, il s’agit d’un roman épistolaire fondé sur une série de récits en abyme enchâssés les uns dans les autres. C’est ainsi dans plusieurs lettres qu’il envoie à sa sœur Margaret que le jeune capitaine Robert Walton raconte sa dangereuse expédition vers le pôle Nord rapidement interrompue par des flots de glace infranchissable. Alors coincé, il recueille à bord un homme fort affaibli par le froid de son périple polaire avec chiens de traineau. L’aventurier répondant au nom de Victor Frankenstein va alors lui conter l’histoire fantastique qui l’aura mené jusque dans ces lieux hostiles et reculés.

Ouvrant son récit sur son enfance heureuse à Genève en compagnie de l’amour de sa vie Elizabeth Lavenza (d’abord sa cousine en 1818, elle deviendra sa sœur adoptée en 1831) et de son ami Henry Clerval, Victor Frankenstein en vient assez vite à son entrée à l’université d’Ingolstadt pour y suivre des cours de philosophie et de chimie. Mais c’est en fait l’endroit où il brûlera de désir pour découvrir le secret de la vie, objectif qu’il sera convaincu d’avoir atteint après des années de recherches. Il tentera de mettre sa théorie en pratique en façonnant une créature à partir de diverses parties de cadavres humains. Sans jamais révéler le secret de sa mise en œuvre à son interlocuteur (c’est le cinéma qui se chargera d’établir un lien avec l’électricité), le jeune scientifique donne vie à sa création mais la vision d’horreur que celle-ci engendre provoque une répulsion et un dégoût immédiat chez Frankenstein qui s’enfuit de chez lui et erre dans les rues jusqu’au petit matin où, finalement plein de remords, il tombe sur son ami Henry Clerval (lui aussi venu étudier à l’université) qui le ramène à son appartement. Mais le monstre a disparu et Victor s’écroule de fièvre.

Malade de corps et d’esprit, l’apprenti sorcier prépare son retour à Genève dans sa famille, mais juste avant de quitter Ingolstadt il reçoit une lettre de son père l’informant que son plus jeune frère William a été étranglé, nouvelle qui précipite son départ. En passant à travers les bois où l’assassinat a été commis, Victor croit apercevoir sa créature et se convainc que celle-ci est responsable de la mort de son frère. A son arrivée à Genève, le scientifique découvre que Justine Moritz, une douce jeune fille recueillie par la famille Frankenstein, a été accusée du meurtre de William ! Clamer son innocence sera vain car elle sera vite jugée coupable, condamnée à mort et exécutée. Se sentant responsable du sort de ses proches, Victor partira se réfugier en montagne où sa créature viendra à sa rencontre. Celle-ci confesse le meurtre de William mais cherche à expliquer son geste avant d’être jugée.

wrightson_frankensteinLe monstre raconte alors tout ce qui a suivi la nuit de sa naissance, rejeté par tous et contraint à l’exil. Il partira se cacher dans une ferme où réside une brave famille à laquelle il se gardera bien de se montrer. C’est à leur contact prolongé qu’il apprivoisera la complexité des rapports humains et prendra conscience de la vérité sur ses origines en apprenant à lire le seul livre à sa disposition, le journal de Victor dérobé avec son manteau alors qu’il quittait l’appartement de son « père » dans lequel celui-ci explique jour après jour l’avancée de ses recherches. Aussi attendri que méfiant envers la nature humaine, le monstre jouera son va-tout en révélant son existence à la famille de fermiers mais il sera hélas rejeté une fois de plus malgré ses précautions. Dans sa fuite, maudissant son créateur de l’avoir fait naître et souffrir autant, il tombera sur par hasard sur William qu’il tuera après avoir découvert son identité en désespoir de cause pour blesser son cruel géniteur. Le monstre suppliera alors Victor de lui créer une compagne aussi horrible que lui de sorte à pouvoir supporter leur existence à deux en faisant la promesse de disparaitre de la vue des hommes, faute de quoi Victor pâtira de son courroux. D’abord horrifié à la perspective de faire naître un nouveau monstre, le scientifique refuse catégoriquement mais sa créature sait se montrer éloquente et persuasive et finit par le convaincre.

Après son retour à Genève, Victor se rend en Angleterre avec Henry pour se préparer à sa future expérience. Laissant son ami en Ecosse, il s’exile sur une petite île des Orcades pour travailler sans relâche à réitérer son précédent exploit. Cependant, il doutera à nouveau de la moralité de ses actions avant d’y parvenir et, alors qu’il se savait épié par son monstre, il décide de détruire ce qui existait de sa seconde créature. Pris d’une rage folle, le démon jura de se venger de Victor en lui faisant la promesse d’être là pour sa future nuit de noces avec Elizabeth. Plus tard la même nuit, le scientifique ira jeter le corps de sa seconde créature au fond d’un lac mais le vent l’empêchera de revenir là d’où il vient. Le matin suivant, il se réveillera échoué près d’une ville inconnue où il sera arrêté prestement pour meurtre. Alors qu’il nie toute implication dans une telle affaire, il découvre avec horreur que la victime n’est autre que Henry Clerval, lequel porte les traces des doigts du monstre sur le cou. Victor en tombe malade et sera gardé en prison pendant sa convalescence mais finira par être acquitté du meurtre de son ami.

Peu après être revenu à Genève avec son père, Victor épouse Elizabeth mais craint que le monstre mette sa menace à exécution et ne vienne l’assassiner pendant sa nuit de noces ; pourtant il se fourvoie lourdement car en réalité c’est la jeune mariée qui est visée et périt elle aussi de la main de la créature ! Le scientifique se réfugie alors chez son père qui meurt de chagrin peu après. Comme il a perdu tous ceux auxquels il tenait en ce monde, Victor jure solennellement de consacrer le reste de sa vie à trouver le monstre et à en finir avec lui. Aussi, Frankenstein traque sa proie vers le Nord jusqu’aux confins glacés du pôle. C’est là qu’il réussit presque à atteindre sa créature mais la glace se brise laissant un trou infranchissable entre eux. C’est à ce moment que Victor rencontre son hôte Walton et la narration reprend avec une nouvelle lettre de ce dernier à sa sœur dans laquelle il poursuit le récit. La santé physique et mentale de Victor se détériore et il finit par mourir. Plus tard, alors que Walton se rend dans la pièce où repose le défunt, il est surpris de voir le monstre de ses propres yeux, attestant ainsi la véracité de l’histoire contée jusqu’ici ; celui-ci pleure la mort de son « père » et explique au jeune capitaine sa solitude, sa souffrance, sa haine et ses remords. Il déclare qu’avec le décès de son créateur il peut lui aussi mettre un terme à son existence et disparaît vers le pôle…

Curse_of_Frank-cu1Parmi les thèmes du roman, la quête de la connaissance en est au cœur ; la volonté de Frankenstein de dépasser les limites de la science et d’accéder au secret de la vie en est la preuve flagrante mais n’est pas sans conséquences, ce que le scientifique tente de démontrer à son tout aussi téméraire interlocuteur dans son récit. On comprend alors vite l’analogie avec le Prométhée du titre, personnage mythologique ayant apporté le feu (et donc la lumière… de la connaissance !) aux hommes mais a subi le courroux des dieux en représailles. En outre, l’apparence monstrueuse de la créature, composée de diverses parties volées de cadavres humains, provient d’une méthode de travail tout sauf naturelle, l’assimilant au fruit d’un sombre et surnaturel dessein amenant le lecteur à s’interroger sur l’ambition démesurée de Victor, de son égoïsme et de son obsession à faire fi de l’éthique de ses pairs pour au final se révéler être lui-même le véritable monstre du roman, sa créature n’étant que son extension anonyme intrinsèquement liée à lui. Paradoxalement, cette dernière à travers son récit à vouloir établir un contact social se révèle au contraire bien plus humaine que son géniteur. Walton deviendra quant à lui le lien entre les deux personnages et constatera l’existence tout aussi misérable de ceux-ci pour être finalement sauvé de sa propre vanité.

Au vu de la richesse du roman, on ne sera pas surpris que le cinéma se soit vite emparé de sa substance, même si on pourra déplorer que le public ne se rappelle finalement que du caractère monstrueux de la créature, ce qui se matérialisera en 1986 dans le premier Castlevania avec ce même personnage faisant simplement office de boss sans réelle personnalité à abattre. Ceci dit, alors qu’on pourrait déplorer que la licence s’intéresse davantage à l’image de la créature qu’autre chose dans ses premiers épisodes, on peut être tenté de voir un héritage au personnage de Mary Shelley dans la trilogie Lords of Shadow ;  en effet, ne peut-on pas voir les Seigneurs de l’Ombre comme la résultante damnée de la volonté des Cornell, Carmilla et Zobek originels à s’affranchir de leur condition humaine, comme Victor a voulu passer outre les règles de la nature dans le roman ? Sans oublier que le sort des membres « vertueux » de la Confrérie de la Lumière dépend directement de celui de leur forme terrestre, définitivement monstrueuse… Enfin, le fait que Carmilla la Reine des vampires cherche à punir continuellement le scientifique Friedrich Von Frankenstein pour ses expériences monstrueuses prend alors tout son sens et témoigne d’un hommage bien plus appuyé et respectueux qu’il n’y paraît à l’œuvre littéraire dont elle s’inspire en partie. En résumé, au même titre qu’un certain Dracula, Frankenstein et sa créature sont loin des personnages stéréotypés que le cinéma et les jeux vidéo ont pu véhiculer dans leurs histoires respectives, et vont bien au-delà des simples icônes monstrueuses ; c’est en ne s’arrêtant justement pas sur leur apparence que l’on peut mettre en lumière la complexité (et donc tout l’intérêt) de leur caractère !

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