Acte III, scène 6 : Un Castlevania intrinsèquement gothique ?
A vrai dire, la citation du philosophe allemand Friedrich Nietzsche choisie pour la promotion du jeu résume bien la tragique histoire de Dracula dans la trilogie Lords of Shadow :
Celui qui doit combattre des monstres doit prendre garde de ne pas devenir monstre lui-même.
Phrase à laquelle je rajouterais sa suite spécifiquement pour cet ultime épisode :
Et si tu regardes dans un abîme, l’abîme regarde aussi en toi.
Sans vouloir rentrer dans une analyse psychanalytique ou philosophique approfondie, ici cela oppose un Dracula né monstre à un autre devenu ainsi en le combattant, faisant indubitablement écho aux jeux de masques de Lords of Shadow et de miroir(s) ou de destin(s) de Mirror of Fate ; tout n’est qu’illusion ou le triste reflet de la réalité, le conscient qui veut se rendre maître de l’inconscient se fait tout autant manipuler par celui-ci. Aucune partie ne pourra ainsi sortir vainqueur de cette lutte car elles sont indissociables étant donné qu’elles représentent une seule et même personne dans sa totalité. Dans Lords of Shadow 2, cette dualité de l’être se manifeste dans le dernier combat que le Comte aura à mener face au Dracula intérieur dans son château. L’ironie du sort frappe une fois de plus dans la trilogie Lords of Shadow : le si puissant et redouté Prince des Ténèbres est l’esclave de sa condition ainsi que le prisonnier de son propre château, et est condamné à y demeurer à jamais ; un amer règne sans partage en somme, puisque la (quasi) solitude éternelle de son maître en est le lourd prix à payer. Et c’est finalement cette acceptation de l’immortalité de ses penchants maléfiques qui amènera Dracula à trouver une voie alternative – à défaut d’être pleinement satisfaisante – dans sa quête de rédemption.
D’ailleurs, l’introspection et la quête de sens sont des idées récurrentes dans la pensée européenne et la littérature de la fin du XIXème siècle, notamment dans le roman gothique. Par exemple, bien que globalement traité différemment à travers le personnage de Renfeld (adorateur du Comte enfermé à l’asile psychiatrique de Carfax), le thème de la folie est central dans le Dracula (1897) de Bram Stoker. Mais c’est avec le personnage de Jonathan Harker, prisonnier du Comte et de sa demeure au début du roman, que se remarquent les premiers signes d’un mal-être comme il l’écrit dans son journal au chapitre 4 :
Nul homme ne sait, tant qu’il n’a pas souffert de la nuit, à quel point l’aube peut être chère et douce au cœur.
Si le jeune clerc de notaire parle de son aveu d’impuissance à s’échapper du château du Comte pendant la nuit et des évènements angoissants qui s’y déroulent de sorte à évoquer le soulagement que l’arrivée du matin lui prodigue, synonyme de la fin (temporaire) de ses peurs les plus fortes, on ne peut que songer au cauchemar permanent que l’immortalité doit représenter pour le Dracula de Lords of Shadow 2 dans ces propos, et combien il lui serait si facile de perdre totalement la raison pour sombrer dans la folie de cette damnation éternelle s’il ne trouvait pas un quelconque réconfort en faisant la paix avec lui-même.
En outre, le thème du double maléfique (ou doppelgänger) perdure également dans la littérature gothique. Dès son précurseur Frankenstein (1818), Mary Shelley l’associe à celui de la rédemption, ce qui ne manquera pas de faire écho encore une fois à Lords of Shadow 2. D’autres productions littéraires marquantes, antérieures à l’œuvre de Bram Stoker, en feront même littéralement une obsession, à savoir L’Etrange cas du Dr Jekyll et de M. Hyde (1886), célèbre nouvelle de l’Ecossais Robert Louis Stevenson, ou encore Le Portrait de Dorian Gray (1890), roman du dandy irlandais Oscar Wilde, deux œuvres désormais classiques régulièrement portées à l’écran.
Enfin, on comparera volontiers le destin maudit du Comte Dracula à celui de Macbeth, roi d’Ecosse de la célèbre pièce éponyme (1606) de William Shakespeare. Outre la présence d’éléments surnaturels, c’est l’avidité du personnage et sa soif de pouvoir inextinguible qui causeront sa perte et le feront sombrer dans la folie, à commencer par sa femme qui sera dévorée par l’ambition suite aux prophéties des sorcières au début de la tragédie. Et c’est la hantise de se voir ravir le trône par tout potentiel rival qui enfermera le monarque et son épouse dans un cycle meurtrier dont la seule issue sera leur mort à tous les deux. Malgré les très nettes différences avec Dracula – quant à lui victime de son immortalité qui peut être également vu comme un symptôme de sa noirceur d’âme – on s’amusera de l’écho particulier de quelques tirades célèbres de l’œuvre shakespearienne vis-à-vis du personnage principal de Lords of Shadow 2 :
Ce qui commence dans le mal s’affermit par le mal.
(Acte III, scène 2)
En ce monde, faire le mal est souvent regardé comme louable ; faire le bien passe pour folie.
(Acte IV, scène 2)
La vie n’est qu’une ombre qui passe […]
C’est un récit
Plein de bruit, de fureur, qu’un idiot raconte
Et qui n’a pas de sens.
(Acte V, scène 5)
En résumé, Lords of Shadow 2 s’inscrit bel et bien dans un registre gothique sous ses apparats grandiloquents et en partie discutables. La noirceur de la nuit et de l’âme en sont les principaux attraits, tout comme la recherche de l’espoir, aussi infime soit sa lueur. C’est assurément ce qui rend le personnage de Dracula aussi fascinant !
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Acte III, scène 7 : L’art du clin d’œil au service du background ?