Dans les bacs au Japon le 27 novembre 1997 sur Game Boy sous le titre Akumajō Dracula : Shikkoku Taru Zensōkyoku (traduit par Demon Castle Dracula : Dark Night Prelude en anglais), c’est sous celui de Castlevania : Legends que l’Occident le connaîtra l’année suivante, mais le succès de son prédécesseur, le brillant Symphony of the Night sur Playstation, lui fera beaucoup d’ombre, aussi ce troisième et ultime épisode sur la première console portable de Nintendo paraîtra dans un relatif anonymat chez nous (sa date de sortie exacte en Europe étant encore vague). Pourtant, le jeu a pour ambition de raconter « les origines obscures de Dracula » selon le descriptif au dos de la boîte ! Aussi, est-on en droit de s’interroger sur les véritables raisons derrière un tel désamour (voire mépris) vis-à-vis de ce quatorzième opus de la licence…
Développé par Konami Computer Entertainment Nagoya (ou KCEN) en parallèle de la version Saturn de Symphony of the Night (dirigée par Hiroshi Miyata), le réalisateur Kouki Yamashita (précédemment à la barre de Vampire’s Kiss sur Super Nintendo) conduit son équipe pour un baroud d’honneur de la licence sur la bonne vieille Game Boy six ans après la sortie de Belmont’s Revenge ; choix curieux ou audacieux que de travailler sur une console portable en fin de vie malgré le sursaut des ventes offert par le grand succès de la franchise Pokémon de Nintendo dès 1996 au Japon, il semble aujourd’hui évident que Legends a été conçu un peu à la hâte pour essayer de capitaliser sur l’épisode 32-bits lui révolutionnaire.
Pour commencer, Legends met en scène une femme appelée Sonia Belmont. La mode des héros musclés à la Conan le Barbare a fait son temps depuis le travail d’Ayami Kojima sur Symphony of the Night, aussi en donnant le rôle principal de ce nouvel épisode à une femme et non plus à un homme ou à un dhampire, Konami semble toujours dans l’optique de bousculer les habitudes des fans de sa licence gothique. Hélas, le premier constat que fait le joueur en commençant une partie est la grande similitude avec les deux autres opus sur la même console. En effet, les graphismes semblent être un mélange entre l’archaïsme de The Adventure et la finesse de Belmont’s Revenge, et la partie sonore témoigne des caractéristiques de la Game Boy en rappelant bien vite plusieurs thèmes connus (comme Bloody Tears qui a droit à une version altérée dès le premier niveau). Ainsi, le joueur habitué se retrouve dès le départ dans une situation très familière, et le découpage en six niveaux (dont un secret !) plutôt linéaires dans l’ensemble semble être un pas en arrière pour la licence, d’autant plus qu’un compte à rebours pourtant disparu depuis Akumajō Dracula sur Sharp X68000 fait lui aussi son retour !
Et la sensation de déjà-vu (ou déjà-joué) perdurera au fil du jeu. En effet, le joueur va parcourir des environnements très classiques : un cimetière pour commencer (comme dans The Adventure), puis le hall d’entrée du château, suivi par la tour de l’horloge et le donjon d’où il tombera dans des cavernes souterraines précédant le véritable repaire du Comte (une cathédrale !) duquel se cache l’entrée d’une annexe secrète de Castlevania. Pour tout dire, c’est carrément le level-design lui-même qui ne fait preuve d’aucune originalité et ne réussira certainement pas à surprendre le joueur ! Côté gameplay, même constat : Sonia se manipule comme Christopher avant elle dans Belmont’s Revenge en ayant un fouet améliorable à deux reprises, d’abord en le transformant en solide chaîne et en l’allongeant légèrement puis en permettant à l’héroïne de lancer des boules de feu…
Peut-être qu’au moins un peu de fraîcheur souffle sur les armes secondaires ? Sonia ne dispose pas des habituelles hache, dague, eau bénite, montre à gousset et croix-boomerang mais des « armes spirituelles » ; c’est une fois un boss de fin de niveau vaincu que la belle obtient un pouvoir spécial utilisable dès le stage suivant (autant dire qu’il faut se battre uniquement au fouet dans le premier level). Le premier est celui du vent qui fonctionne exactement comme la montre en gelant le temps momentanément, le deuxième est la glace qui permet de rétablir la jauge de vie (comme la branche de laurier sur Sharp X68000), le troisième est la flamme qui attaque tous les ennemis à l’écran dans un flash lumineux, la quatrième est celui du « saint » qui traverse l’écran à l’horizontale sous la forme d’une vaguelette d’énergie, tandis que le dernier pouvoir à acquérir (si le joueur réussit à pénétrer le stage caché et à défaire son boss) est celui de la chauve-souris qui fonctionne de la même manière que la flamme mais en plus efficace (à la manière du chapelet des premiers épisodes). Rien de particulièrement novateur ici au final (si on excepte le curieux nom de chacun de ces pouvoirs au vu de leurs effets respectifs), et ce n’est pas l’inefficacité de ces « armes spirituelles » (exceptés la glace et le « saint ») face aux bosses qui laissera penser le contraire !
En outre, le fait que Sonia perde tous les cœurs collectés à la perte d’une vie ne donne guère envie au joueur de s’atteler à la tâche comme il en a l’habitude, car l’utilité réelle des armes spirituelles est finalement peu probante, le joueur se débrouillant mieux à se battre au fouet à puissance maximale. La seule véritable source de motivation de fouetter toutes les bougies et d’explorer tous les recoins des niveaux est la récupération des cinq armes secondaires traditionnelles (un par stage) qui servent à révéler la vraie fin du jeu ! Mais hélas, il ne s’agit que de reliques, le joueur ne pourra pas s’en servir dans Legends et devra se contenter de ces maigres « secrets » en parallèle du level caché car Castlevania n’en recèle ici absolument aucun autre, contrairement aux épisodes précédents comme Belmont’s Revenge qui lui regorge de parois friables dissimulant des items… Autrement dit, les quelques rôtis et autres rares 1-ups se trouvent dans les candélabres et nulle part ailleurs dans Legends !
La seule nouveauté vient du mode « incendie » que le joueur peut déclencher une fois par vie (ou par niveau le cas échéant) en pressant A et B simultanément ; à ce moment, Sonia devient invincible, plus rapide et agile mais avant tout sa puissance de frappe est doublée le temps que la jauge située en dessous de sa barre d’énergie ne soit vide ! C’est une technique très utile pour se défaire des bosses rapidement, mais la difficulté de Legends en prend un sacré coup par la même occasion, déjà que les patterns de ces gardiens sont globalement assez rapides à intégrer et que le jeu n’est guère ardu dans l’ensemble (en ajoutant que le mode « light » procure au joueur la force de frappe maximale de base) malgré une courbe de challenge somme toute progressive… Et ce ne sont pas le système de continues permissif, qui ramène Sonia exactement au même endroit que la simple perte d’une vie dans un niveau, ou celui de mots de passe pour ne pas recommencer le jeu du début (le jeu japonais permet carrément de sauvegarder !) qui changera ce sentiment d’un épisode trop vite développé…
On pourrait du coup au moins espérer que ce sont les bosses qui font toute la saveur de Legends mais là encore le joueur habitué les aura déjà rencontrés dans un précédent épisode ; le cimetière est gardé par Man-Bat que Christopher vainc au bout du niveau 3 de The Adventure ; à l’issue du hall d’entrée se tient le dragon de la mort qui – s’il ne se bat pas de la même manière – essayait déjà d’écraser le même chasseur de vampires à la fin de la première partie de Castlevania dans Belmont’s Revenge ; un plus petit dragon bloque l’ascension de la tour de l’horloge tandis que l’indéfectible Faucheuse quant à elle attend de pied ferme les intrus à son sommet ; Médusa intervient au milieu du donjon alors qu’Alucard lui-même défie la force de Sonia dans la salle du trône où il pensait trouver son père, à l’instar de sa mise à l’épreuve de Trevor au fond de sa crypte dans Dracula’s Curse ; seuls le « Ninjotaur » (une sorte de Minotaure sautillant) situé au bout des cavernes souterraines ainsi que le bourreau à la hache géante à l’issue de la zone secrète laissent une vague impression de fraîcheur (enfin ce dernier donne surtout du fil à retordre au joueur si celui-ci choisit de ne pas déclencher le mode incendie) mais ils rappellent tout de même d’autres bosses connus ou méconnus de la licence à commencer par le Minotaure ; quant à Dracula, il revient une fois de plus sous deux formes, la première vampirique et la seconde vraiment monstrueuse (on se demande surtout qui a eu l’idée d’un chara-design pareil !), et seule la bonne appréhension de ses patterns retardera le moment fatidique de son inévitable retour dans les ténèbres…
En somme, Legends ne fait guère preuve de nouveauté dans ses mécaniques – certes efficaces – et ne fait que s’appuyer sur les acquis de ses prédécesseurs, à l’instar de Vampire’s Kiss du même réalisateur, et c’est probablement là son plus grand écueil. Ceci dit, sans avoir forcément été pensé comme un opus mineur de la licence étant donné l’âge vénérable de la console sur laquelle il a été développé et les limitations techniques de celle-ci, Legends semble avant tout avoir pour but de poser définitivement le cadre de Castlevania comme le sous-entendait la publication de la première chronologie de la série dans le volume 3 de Konami Magazine (juillet 1997) situant l’action du jeu en 1400 ; mais celle-ci a en fait été l’objet d’une fuite malencontreuse et devait seulement servir de base de travail à l’équipe de Symphony of the Night !
Le numéro suivant de la revue de l’éditeur (publié en septembre 1997) corrigera l’erreur en officialisant les évènements de Legends en 1450 et la « naissance » du Prince des Ténèbres en 1431. Cette anecdote permet ainsi de mieux appréhender les incohérences scénaristiques entre certains épisodes causées en premier lieu par le cloisonnement entre les divers studios de développement de Konami, ainsi que par le manque d’un seul et unique producteur en charge de la licence pour harmoniser le travail des équipes et établir des liens solides entre les différents volets, écueil que Koji Igarashi s’emploiera à effacer quand il prendra les rênes de Castlevania en 2001.
Mais venons-en justement au scénario de Legends ! Si l’introduction du jeu après l’écran-titre raconte très succinctement qu’il s’agit du « combat singulier d’une jeune fille pour apporter à la Transylvanie, un lieu gouverné par la folie et le désespoir, une lueur d’espérance. », la notice européenne rentre davantage dans le détail :
« Nous sommes au moyen-âge, en Transylvanie. Un homme entre en possession d’un pouvoir diabolique : le Prince des Ténèbres vient de naître. Peu de temps s’écoule avant que cette créature ne fasse usage de ses pouvoirs [supernaturels] et de ceux qui lui emboîtent le pas afin de répandre l’obscurité et le désespoir sur toutes les terres du continent européen. Cette créature c’est le Comte Vlad Tepes Dracula.
Le simple fait de mentionner le nom du Prince des Ténèbres suffisait à semer la crainte dans le cœur des gens de la campagne qui étaient bien incapables de faire quoi que ce soit pour se protéger. Cependant, à peu près à la même époque, une petite fille voyait le jour dans une famille qui habitait [aux] confins du pays, une petite fille qui possédait des pouvoirs magiques « qu’elle devait réserver à une grande cause et non pas utiliser pour elle-même ». L’aventure commença réellement pour elle un soir de sa dix-septième année, alors qu’elle rencontrait le jeune et énigmatique Alucard qui était à la recherche de son père disparu depuis quelque temps. La jeune fille, qui se nommait Sonia Belmont, devait être la première d’une longue lignée de personnes valeureuses qui dans cette famille se consacrèrent à la chasse aux vampires. »
En outre, la notice japonaise donne une noble ascendance à Sonia qui a été élevée par son grand-père, et c’est la mort de ce dernier des suites de l’attaque du manoir familial par les hordes monstrueuses de Dracula qui la décidera à empoigner le fouet de son aïeul et à se diriger vers Castlevania… A la lecture de cette histoire, on se rend bien compte que Konami décide in fine de surfer sur le succès de Symphony of the Night en incluant Alucard à la trame du jeu, son chara-design ainsi que celui de son sinistre père rappelant énormément celui d’Ayami Kojima en lui donnant une touche anime à la Rondo of Blood pour s’en démarquer au moins un peu.
Mais en réécrivant les origines de la licence alors que l’épopée de Trevor Belmont et de ses compagnons Grant Danasty, Sypha Belnades et Alucard dans Dracula’s Curse sur NES avait été auparavant conçue comme le commencement de la série, et en essayant de la relier à Symphony of the Night qui avait créé un pont avec ce même point de départ à travers Lisa (la femme de Dracula), Konami semble contredire quelque peu la mythologie de sa propre licence ! En effet, c’est en voulant faire réapparaître à tout prix un personnage désormais très apprécié comme le dhampire avec son background fraîchement retravaillé que la confusion arrive dans la tête du joueur : alors que Symphony of the Night attestait que Dracula était entré en guerre contre l’humanité pour venger sa femme exécutée par les siens et que son fils se joignit à Trevor et ses autres compagnons pour empêcher son père de nuire en 1476, Konami semble se rétracter en faisant remonter la vengeance du Prince des Ténèbres sur les hommes finalement dès 1450 !
Mais c’est sans compter sur le clou du spectacle et son twist final : Sonia Belmont et Alucard se connaissent déjà bien à leur rencontre dans la salle du trône à la fin du niveau 4 comme en témoigne l’introduction de la notice, et c’est en découvrant la véritable fin avec toutes les reliques en sa possession que le joueur découvre le pot aux roses : l’héroïne donne naissance quelques mois plus tard à un enfant, bébé qu’on imagine aisément être Trevor même s’il n’est pas prénommé, et dont le père est très vraisemblablement Alucard lui-même, scellant ainsi le destin de tous les descendants de la famille Belmont dans la lutte contre le Prince des Ténèbres, le sang ne saurait se défiler ! Par cette pirouette scénaristique, Konami retombe finalement assez bien sur ses pieds ; non seulement le lien entre Legends et Dracula’s Curse est créé mais Trevor demeure bel et bien le premier homme à avoir vaincu Dracula, sans oublier que le thème de la complémentarité entre le Bien et le Mal cher à Rondo of Blood et Symphony of the Night – ici développé dans les dialogues entre les probables tourtereaux et surtout entre Sonia et Dracula – est heureusement conservé !
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En somme, si cet ultime opus sur Game Boy n’a aucune once d’originalité en termes de mécaniques de jeu ou de level-design (mais sans être mauvais pour autant – juste trop classique), c’est à travers son scénario que Legends essaie de se démarquer pour s’inscrire comme la véritable première pierre narrative de la licence en confirmant Alucard comme un personnage crucial de sa mythologie. Ceci dit, on se rend bien compte qu’à force d’avoir traité séparément (sinon aussi légèrement) l’histoire respective des précédents épisodes de sa licence gothique, Konami n’a eu d’autre choix que de recoudre de fil blanc tous ses chapitres (quasi) individuels au sein d’une chronologie globale vite bancale.
Hélas, ces efforts scénaristiques importeront peu au bout du compte étant donné que Legends sera finalement retiré de la chronologie officielle de la saga quelques années plus tard pour ne jamais en revenir, IGA le reléguant à une réalité alternative dont il ne savait que faire, enlevant par la même occasion le seul réel apport du jeu sur la série… D’ailleurs, le sort s’acharnera encore sur Sonia qui devait figurer au casting de Resurrection, le volet annulé sur Dreamcast ! Pour conclure, on peut autant considérer Legends comme un jeu somme toute banal techniquement parlant car sorti trop tardivement au vu de ses mécaniques usées jusqu’à la moelle (voire ironiquement un titre « sans âme »), ou comme un épisode de transition avant que la licence ne prenne à son tour le virage de la 3D que d’autres franchises prestigieuses en 2D comme Super Mario ou The Legend of Zelda se sont risquées à emprunter elles aussi…