Deuxième mouvement : Rondo of the Night
La profonde remise en question du game design n’est pas l’unique facteur responsable de l’aura générée par Symphony of the Night : sa mise en scène, son histoire, ses personnages, son ambiance ou encore sa philosophie sont également essentiels dans le coup de génie du jeu et en font l’héritier indiscutable de Rondo of Blood…
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A) Le crépuscule du clan Belmont
Une fois le nom du joueur gravé dans le marbre accompagné par un chant lyrique similaire à celui sur PC-Engine, le jeu peut être lancé et nous fait voyager sobrement vers le passé en 1792 dans la campagne transylvanienne ; grâce une ouverture en images de synthèse, une caméra exerce un mouvement de plongée sur une carte du pays, puis se redresse et s’approche lentement du château de Castlevania, un lieu aussi connu que mystérieux, aussi majestueux que redouté mais qui attire irrésistiblement le joueur en son cœur :
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Le joueur se retrouve aux commandes de Richter Belmont, digne héritier de sa lignée de chasseurs de vampires un peu avant là où il l’avait quitté dans Rondo of Blood, au moment où le destin du monde et celui de ses protagonistes s’est joué. En s’ouvrant sur l’épiphanie du jeu PC-Engine avec le duel opposant les représentants du Bien et du Mal, la narration fait directement le lien avec ce parangon de l’ère action/plate-forme grâce à une discussion d’anthologie :
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Le doublage anglais est surjoué et peut prêter à sourire mais les paroles semblent surprenantes de premier abord pour qui n’est pas familier de Rondo of Blood (même si dans ce dernier le dialogue est différent et survient à l’issue de la confrontation et non au préalable). Le joueur a l’impression de se retrouver en pleine tragédie shakespearienne et ne comprend probablement pas à ce moment la teneur de ce qui se joue exactement ici entre le Prince des Ténèbres et l’élu des forces de la Lumière mais qu’importe : le combat qui s’ensuit ne laisse pas la place à la réflexion ou à la défaite (Maria Renard vient à la rescousse de Richter si celui-ci est en difficulté).
Reprenant le contrôle du héros, le joueur finit par terrasser Dracula comme dans n’importe quel autre Castlevania mais ceci n’est que le prologue de Symphony of the Night ; en débutant là où les précédents épisodes se terminent d’habitude, le message semble clair : certes le jeu s’appuie sur la mythologie de la licence mais il va également s’en démarquer en donnant suite à l’un de ses chapitres les plus aboutis, et quel meilleur moyen de faire cette transition qu’en (re)plongeant le joueur directement à son paroxysme ! Là où la deuxième partie des quêtes somme toute personnelles de héros comme Simon et Christopher Belmont n’était introduite que par un texte déroulant, l’authentique mise en situation du joueur semble annoncer ici la fin d’une ère et le début d’une nouvelle… En d’autres termes, ce sont autant la mise en scène soignée que la prise de commande impérieuse du héros qui amènent le joueur à reprendre du service et à réviser ses classiques sans réel ménagement. La transition vers une aube nouvelle dans la licence est amorcée et c’est juste après que la narration traditionnelle de Castlevania reprend sa place :
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Voici l’adaptation française de cette introduction issue du manuel européen du jeu (laquelle se calque sur le texte japonais qui a été un peu modifié in-game en Occident) :
« Après une série de batailles épiques, Richter Belmont parvint finalement à détruire le Comte Dracula, cet ancien vampire qui avait été récemment ressuscité par Shaft, expert en magie noire.
Quatre ans plus tard néanmoins, par une nuit éclairée de la seule lueur de la lune, Richter disparut mystérieusement.
Sans savoir où commencer ses investigations, Maria Renard décida de partir à sa recherche. C’est alors que le destin se mêla de l’histoire.
Castlevania, autrement appelé Château de Dracula et dont on dit qu’il n’apparaît qu’une fois par siècle, fît soudainement son apparition.
Entre-temps, la vie d’un homme répondant au nom d’Alucard subissait le joug de forces puissantes.
Il s’agissait du même Alucard qui, auparavant, s’était ligué avec [Trevor] Belmont pour détruire son père immortel, Vlad Tepes alias le Comte Dracula.
Pour débarrasser le monde d’une lignée maudite, Alucard avait annulé ses pouvoirs avant d’entamer ce qui était censé être un sommeil éternel.
Mais à présent, Alucard a été dérangé dans son sommeil et n’ignore plus rien du mal qui, une fois encore, s’est éveillé dans sa patrie.
Il est de nouveau temps, pour les forces du Bien et du Mal, de s’affronter dans une bataille ancienne. Le château de Dracula est là, qui te fait signe d’approcher…
Et il se pourrait bien que personne ne sache, hormis cette lune lumineuse et étincelante, qui finira par triompher. »
Malgré les variations de mots dans une langue ou l’autre (voire d’une version du jeu à une autre étant donné les modifications du script apportées sur PSP), le sens demeure le même : le héros typique que l’on connaît n’est plus là et il est de la responsabilité du joueur de se rendre une fois de plus dans Castlevania pour savoir de quoi il en retourne, mais la donne a changé ; c’est un personnage secondaire qu’on avait perdu de vue sinon oublié depuis la première croisade contre Dracula qui est remis en avant : Alucard, le propre fils maudit du Prince des Ténèbres !
L’histoire n’a jamais vraiment été le point fort de Castlevania et celle de Symphony of the Night ne semble pas vraiment déroger à cette tradition à première vue mais son point de départ prend le joueur habitué à contrepied en lui enlevant d’office l’archétype du héros rassurant qu’il connaît si bien (un Belmont) pour l’obliger à se glisser sous les traits d’une créature damnée par son sang (Alucard) mais faisant pourtant preuve d’une abnégation à toute épreuve (et l’ayant déjà prouvé dans le passé). Seulement, et on le comprendra plus tard, le fils de Dracula n’agit non pas pour faire triompher le Bien mais pour empêcher le Mal de se répandre. Ainsi le théâtre des évènements demeure encore et toujours Castlevania comme le révèlent les mots ainsi que la mise en scène de cette introduction remarquablement accompagnée par une musique gothique, et c’est un nouveau huis-clos qui va débuter dans cette demeure qu’on croit connaître…
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B) Un château pour les gouverner tous…
Suite de Rondo of Blood, le jeu prend autant appui sur son aîné qu’il ne s’en démarque. Comme sur PC-Engine, l’entrée au château se fait dans une course trépidante à travers la campagne transylvanienne mais elle s’arrête brusquement une fois la porte refermée sur le personnage et non par l’intervention de la Mort. Le jeu laisse juste le temps de se familiariser un peu avec la pleine-puissance de son nouveau héros adepte de l’épée et non du fouet dans le si familier hall d’entrée avant que notre indéfectible Faucheuse ne fasse son apparition. Mais alors que dans Rondo of Blood le joueur à travers Richter devait prouver sa valeur au combat et le préparer à la suite du jeu, dans Symphony of the Night le statut particulier d’Alucard empêche la confrontation d’avoir lieu aussi tôt. Comme le fils de Dracula refuse de s’en aller alors que son adversaire l’exhorte à le faire, la Mort utilise ses pouvoirs pour le punir de son entêtement (et celui du joueur) en lui retirant tout son équipement !
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Ainsi, cet interlude fait écho à la mise en garde de la Faucheuse sur PC-Engine (Rondo of Blood étant basé sur de l’action et la dextérité du joueur à surmonter tous les obstacles) et sert à la fois de préambule au game design de Symphony of the Night : certes il va toujours falloir se battre mais pour vaincre il faudra avant tout (re)trouver de quoi faire face à l’ennemi ! Et c’est donc fortement affaibli que le joueur à travers Alucard (et son « what ?! » interloqué) va comprendre les nouvelles règles du jeu et devoir rapidement remédier à la situation en trouvant de quoi s’équiper pour aller de l’avant. En d’autres termes, le changement opéré est progressif car la profondeur des lieux est encore à peine esquissée à ce stade ; le joueur ne s’est en effet pas encore rendu compte que le château est un tout cohérent qu’il pourra explorer partie après partie à loisir (ou plutôt au besoin), tellement habitué qu’il est à le parcourir un niveau après l’autre sans jamais pouvoir (sinon vraiment vouloir) revenir sur ses pas !
En réalité, bien qu’il puisse remarquer certains endroits encore inaccessibles, plusieurs passages alternatifs et la présence d’un cercueil régénérateur d’énergie (élément naturel pour la créature mi humaine mi vampire qu’est Alucard) où il est surtout possible de sauvegarder sa progression, c’est en arrivant à la section suivante (le laboratoire d’alchimie) – autant marqué par une inscription à l’écran que par un changement de la musique – sans avoir dû vaincre de boss pour y parvenir que le joueur prend alors conscience d’une autre nouvelle règle du jeu : défaire plus fort que soi grâce à sa bonne maîtrise du personnage n’est pas l’unique manière d’avancer ici (Alucard éprouverait encore trop de difficulté à le faire à ce stade du jeu de toute façon). L’exploration des lieux et la découverte progressive d’objets comme de pouvoirs font partie intégrante du déroulement de Symphony of the Night qui consomme ainsi définitivement sa rupture avec son aîné ! Et le tour de force du soft repose sur l’acquisition intuitive de sa grammaire qui ne prend guère au dépourvu le joueur même trop habitué aux anciennes mécaniques de Castlevania…
En effet, outre son émancipation de diverses conventions pourtant bien établies de la licence à travers son game design, Symphony of the Night se révèle être une œuvre-somme. C’est-à-dire qu’il reprend, catégorise et optimise nombre d’éléments qui ont fait l’identité de Castlevania jusqu’à lui, à commencer par son gameplay : si Alucard se manipule globalement comme un Belmont, il s’en affranchit également très rapidement. Contrairement à Richter qui ne pouvait faire qu’un double salto arrière pour éviter un mauvais coup par exemple, le joueur n’a besoin que de presser un simple bouton pour voir le dhampire glisser vers l’arrière ! Plus tard, il obtiendra la pierre de saut et pourra ainsi effectuer une double cabriole pour atteindre des plates-formes inaccessibles autrement, ou même encore des bottes de gravité lui permettant de faire des bonds en hauteur incroyables… Certes ces capacités surhumaines seront d’une certaine manière également disponibles pour Richter dans l’une des quêtes annexes du jeu une fois l’aventure d’Alucard achevée, mais force est de constater qu’elle contribuent à forger l’identité du dhampire et à le distinguer plus que jamais de n’importe quel personnage jouable autre qu’un porteur de fouet offert depuis le début de la licence comme Sypha Belnades, Grant Danasty, Maria Renard ou Eric Lecarde !
Et c’est sans compter sur les pouvoirs réellement exclusifs à Alucard que sont les transformations en loup, en brume et en chauve-souris, elles-mêmes améliorables pour parfaire le tableau et rendre le personnage vraiment unique… Autre point d’intérêt : les armes secondaires ! Si les item crashes ne sont disponibles qu’avec Richter (dans le mode déblocable une fois le jeu achevé une première fois), le dhampire a le choix entre neuf pièces d’arsenal différentes en soutien : les traditionnelles dagues de lancer, haches, fioles d’eau bénite, croix-boomerang (laquelle permet seulement l’attaque Grand Cross pour la bagatelle de cent cœurs !), montre à gousset et même la Bible initialement découverte dans Rondo of Blood, mais également trois nouvelles venues : la pierre de rebond (un projectile qui ricoche contre les parois), le Bibuti (des cendres sacrées pouvant créer des dommages en continu, un peu comme l’eau bénite), et l’Agunea (un artefact permettant de lancer de la foudre). N’oublions pas non plus qu’Alucard ne se sert pas d’un fouet en arme principale mais est adepte d’épées, est à l’aise avec des bâtons, des boucliers et se débrouille même bien à mains nues, sans oublier qu’il a également quelques sorts magiques à disposition sous sa cape…
En outre, l’intégration d’éléments issus de RPG (gain d’expérience, découverte et choix de l’équipement approprié, etc.) se fait elle aussi de manière très naturelle et progressive dans le jeu. L’acquisition de reliques octroyant tel ou tel pouvoir fait doucement comprendre au joueur leur pertinence dans le gameplay jusqu’à la découverte du premier familier en soutien d’Alucard parmi cinq disponibles (une fée, un diablotin, une épée enchantée, un crâne-fantôme et une chauve-souris) sur Playstation en Occident – contre sept dans les deux versions 32-bits du jeu au Japon. Ces nouveaux atouts prouvent définitivement si besoin en était encore à quel point Symphony of the Night est un épisode riche et dense et qu’il n’y a presque que l’embarras du choix pour parvenir à ses fins. Le seul écueil d’une telle orientation notamment pour les fans de longue date réside en la baisse globale de la difficulté du soft. Il suffit en effet de monter en niveau d’expérience pour qu’Alucard devienne plus fort et puisse franchir sans encombre un passage récalcitrant ou vaincre sans trop d’effort un boss autrement tenace…
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C) … et dans les ténèbres les lier !
Avant de prendre conscience de la générosité de Symphony of the Night, le joueur forcément déboussolé a besoin de repères pour s’y retrouver dans des lieux qu’il a pourtant l’habitude d’arpenter depuis douze épisodes déjà. Et c’est finalement la rencontre avec non pas un mais deux bosses simultanément qui va le ramener en terrain connu : Slogra et Gaibon, deux adversaires emblématiques de Super Castlevania IV sur Super Nintendo connus pour faire partie de la garde rapprochée de Dracula, sont les premiers à vouloir en découdre avec Alucard ! Le joueur commence alors à comprendre que Symphony of the Night risque de lui réserver bien des surprises de ce genre et il n’aura pas tort.
En effet, non seulement il retrouvera sur sa route plusieurs vieilles redoutables connaissances comme le Doppelgänger, le Loup-Garou, le Minotaure, ou le Cerbère par exemple, mais bien d’autres créatures démoniaques inédites inspirées de diverses mythologies ou même du cinéma tenteront également d’en finir avec lui : un hippogriffe (mélange d’un cheval, d’un lion et d’un aigle), Karasuman (le seigneur des corbeaux), Scylla (une nymphe au corps hideux entouré de chiens hurlants et de serpents), Olrox (monstre inspiré du Comte Orlok du film Nosferatu), un Succube (qui attaquera Alucard dans ses rêves – ou plutôt ses cauchemars – pour essayer de le duper), l’horrible Légion / Granfalloon (un amas de corps humains formant une boule géante qu’il faudra abattre pour atteindre le parasite qui les retient), ou encore le répugnant Belzébuth (le Seigneur des mouches) !
Et le joueur ira de surprise en surprise car si certains bosses sont optionnels (comme Galamoth, le méchant de Kid Dracula !), il devra absolument en combattre certains pour voir l’une des bonnes fins du jeu. Ceux ci ne sont autres que les cinq monstres à jamais associés à Dracula depuis l’épisode fondateur de la licence et qu’il a déjà combattu à maintes reprises (encore dans Rondo of Blood) : la chauve-souris géante, Médusa, la momie Akmodan II, la créature de Frankenstein, et la Mort bien sûr ! Leur affrontement est d’autant plus inévitable qu’ils possèdent chacun l’une des cinq parties du corps de leur maître : le cœur, l’ongle, la dent, la côte et la bague, en d’autres termes les cinq reliques nécessaires à la résurrection du Prince des Ténèbres dans Simon’s Quest ! Et pour parfaire le tableau des références à la mythologie de Castlevania, Alucard pourra même se battre (en même temps) contre des ersatz de ses anciens compagnons d’armes issus de Dracula’s Curse que sont Trevor Belmont, Sypha Belnades et Grant Danasty… non sans avoir également pu remarquer le squelette du Béhémoth mort dans Rondo of Blood pourrissant dans un coin du colisée ! Au final, la structure ouverte de Symphony of the Night permettant d’explorer le château assez librement, le joueur ne sait jamais s’il va tomber sur un boss connu ou inédit (et encore moins où), ce qui rend leur arrivée comme la ponctuation régulière et souvent inattendue du jeu (d’autant qu’ils sont plus d’une vingtaine au total !), là où leur présence représente le point d’orgue d’un niveau dans les épisodes précédents…
Ceci dit, les bosses ne sont que l’extension du véritable ennemi du jeu : le château lui-même ! C’est la rassurante Maria qui reflète totalement les pensées du joueur à sa seconde rencontre avec Alucard en disant que la bâtisse n’est pas la même que dans ses souvenirs, ce à quoi le dhampire lui répond que Castlevania est une créature du chaos et peut prendre bien des formes… justifiant par cette simple révélation sur la nature diabolique des lieux pourquoi depuis le début de la licence le joueur a autant l’impression de progresser dans un environnement aussi familier que changeant d’un épisode à l’autre ! Enfin, la réaction de la petite fille devenue jeune femme (laquelle a donc grandi et changé avec les années… comme le joueur !) avant de poursuivre sa route est sans équivoque et permet au joueur d’aller lui aussi de l’avant ; réalisant qu’elle ne peut faire confiance à ses souvenirs, elle se résigne à faire face à la situation en faisant de son mieux pour retrouver Richter ; mais reste à savoir si le héros qu’on croit connaître est toujours le même lui aussi, ce que nous découvrirons plus tard…
En attendant, on se rend toujours plus compte à quel point le château est gigantesque dans Symphony of the Night ; on dénombre ainsi treize zones différentes à explorer sur Playstation à l’origine (voire quatorze en comptant celle du cauchemar) : le hall d’entrée, la galerie de marbre, le laboratoire d’alchimie, les murs extérieurs (d’où on pourra apercevoir à la longue-vue le passeur naviguer sur les eaux sombres), la chapelle royale, la bibliothèque (où le maître-bibliothécaire acceptera de vendre objets et secrets à Alucard), la caverne souterraine (où le passeur se rend fort utile sinon indispensable pour progresser), les quartiers d’Olrox, le colisée, la mine abandonnée, les catacombes, la tour de l’horloge, et bien sûr le donjon ! Sur Saturn, deux sections inédites (mais finalement assez redondantes) se greffent au château : la prison maudite et le jardin souterrain… En somme, la variété des décors et la taille des parties de Castlevania sont vraiment admirables et forment un tout cohérent mais la bâtisse en devient littéralement renversante et cette créature du chaos dont parle Alucard va même réussir à le surprendre (et le joueur avec lui !) ; en effet, alors qu’il pense être au bout de sa quête, il ne réalise n’en être qu’à la moitié car une autre forteresse apparaît au-dessus de Castlevania ; l’architecture est la même mais l’exploration va être différente, non pas seulement parce que les ennemis y sont plus forts (certains bosses affrontés précédemment y sont de « simples » sbires…) mais parce que tout le château est à l’envers !
Malgré ce ravissement, il serait trop commode de penser que le game design de Symphony of the Night expose sans vergogne les limites de l’ancien alors que Rondo of Blood avait déjà brisé plusieurs conventions en son temps. En fait, la notion d’exploration dans la licence n’est pas si nouvelle qu’elle en a l’air sur consoles 32-bits, le titre PC-Engine s’était lui aussi employé à amener le joueur à fouiller les niveaux de fond en comble pour se détourner de la route apparemment prévue et atteindre d’autres parties du château (et autant de stages différents) en découvrant tous les secrets du jeu (comme l’importance de délivrer les captives du Comte notamment) avant d’arriver à Dracula, le défaire et ainsi obtenir les 100% de complétion. En ce sens, Symphony of the Night n’est pas aussi révolutionnaire qu’il le laisse croire ; il n’est que l’aboutissement logique et légitime d’une évolution de la licence amorcée depuis Simon’s Quest (voire même Vampire Killer sur MSX2) si on y réfléchit attentivement !
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D) Voir au delà des apparences
Revenons maintenant sur la tournure des évènements qui ponctuent Symphony of the Night pour comprendre pleinement où le destin nous amène. Le joueur à travers Alucard progresse dans le château et rencontre à plusieurs reprises Maria Renard à la recherche de son ancien compagnon d’armes Richter ; l’objectif classique de la licence qui est de parvenir à Dracula n’a pour le moment pas de raison d’être ici étant donné que le Prince des Ténèbres, revenant à la vie une fois par siècle, a été justement vaincu à peine cinq ans plus tôt par notre chasseur de vampires disparu. Le but du joueur semble donc s’orienter vers la résolution du mystère autour de l’émergence du château qui semble avoir un lien de plus en plus étroit avec l’éclipse de Richter. Et Alucard finit par tomber dans le colisée sur un homme se proclamant seigneur du château qui envoie manu militari deux serviteurs connus (le loup-garou et le Minotaure) combattre le dhampire. Ce dernier a à peine le temps de discerner le parfum du sang de celui qui le provoque (en prenant la même posture de dédain que Dracula sur son trône dans le prologue) et de s’occuper de ses sbires que l’homme a déjà quitté l’arène : pas de doute, il s’agit d’un Belmont et donc très certainement de Richter !
Le jeu laisse alors Alucard et le joueur ruminer leurs interrogations sur les raisons derrière la traîtrise de celui qui était encore un modèle de vertu et de droiture il n’y a pas si longtemps, retournement de veste que Maria va fortement remettre en question quand le dhampire lui racontera ce dont il a été témoin à leur rencontre suivante. Si le joueur à travers Alucard ne cherche pas à comprendre outre mesure ce qui se trame derrière ces agissements, il finira par atteindre la salle du trône et son nouveau maître, à le combattre et à le vaincre mais un sentiment d’injustice subsistera alors à la fin du jeu. Tandis que si l’exploration du château est poussée à son terme, Alucard découvrira alors le pot aux roses lors de l’inévitable face-à-face : il s’agit d’une manipulation de l’esprit du Belmont par le sorcier Shaft qui fait un retour éclatant et pensait tromper son monde pour ressusciter son maître Dracula en se servant de la force de Richter pour éliminer tous les chasseurs de vampires !
Et c’est justement en regardant au delà des apparences que le nouveau héros va pouvoir prouver sa valeur en épargnant la vie de Richter avant d’aller s’enfoncer dans les maléfices du château inversé à la poursuite de Shaft et de son père pour l’ultime confrontation : d’abord en ne se laissant pas duper par les fourberies du succube mais surtout grâce aux port de lunettes sacrées offertes par Maria au cœur du château, non sans avoir mis Alucard – et le joueur – à l’épreuve dans un combat singulier sur Saturn uniquement. Ainsi, malgré les allures simplistes de son scénario, le joueur aurait bien tort de ne pas vouloir voir toute la subtilité de Symphony of the Night et du rôle qu’il peut, sinon doit, lui-même jouer dans l’accomplissement du destin de ses protagonistes.
Côté philosophie, le jeu 32-bits poursuit la réflexion amenée par Rondo of Blood. Pour rappel, la symbolique du yin et du yang parsemait le jeu PC-Engine dans les dialogues avec Dracula, celui-ci demandant à ses interlocuteurs successifs (Annette, Richter ou Maria) de considérer sa condition démoniaque et son retour séculaire comme les fruits de la volonté des hommes et non celle de forces maléfiques supérieures, à l’instar de ses propos dans la discussion d’ouverture de Symphony of the Night. En somme, le réalisateur Toru Hagihara amenait le joueur à relativiser sa vision trop manichéenne du combat entre les Belmont et le Prince des Ténèbres en lui faisant prendre conscience que le Bien et le Mal sont liés et que rien n’arrive sans raison.
Sur Playstation, IGA et lui renversent pour ainsi dire les rôles en faisant de Richter un traître (certes manipulé en réalité par le sorcier Shaft), un être devenu faible comme le commun des mortels en l’absence de Némésis à combattre qui ne cherche qu’à ressusciter Dracula pour pouvoir ressentir à nouveau (et à jamais) l’adrénaline du combat comme l’héroïsme dont il a fait preuve dans Rondo of Blood. En d’autres termes, le chasseur de vampires juste, droit et altruiste qu’il était sur PC-Engine est devenu un homme égoïste, oisif et en proie au doute car il n’avait plus le rôle de héros à tenir (« quel besoin d’avoir un berger quand tous les loups ont disparu. » lance t-il à Alucard avant de mourir à l’une des mauvaises fins du jeu), faisant alors prendre conscience au joueur de sa complémentarité avec Dracula pour exister pleinement.
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Le combat final ?
L’ironie du sort (ou du destin) voudra que pour faire face au monstre qu’il est devenu, c’est une créature maudite par son sang et tiraillée par sa nature dichotomique de vampire et d’humain qui interviendra : Alucard ! En somme, c’est d’un être qui a parfaitement compris les enjeux de la lutte entre le Bien et le Mal pour en être lui-même l’incarnation que viendront le salut de Richter et sa propre rédemption en finissant par commettre à nouveau – plus de trois cent ans après Dracula’s Curse – un parricide et en faisant prendre conscience à son père l’erreur qu’il répétait depuis des siècles. Richter est en fait tombé dans le piège que le philosophe allemand Friedrich Nietzsche redoute dans son livre Par delà le bien et le mal publié en 1886 :
« Quand on lutte contre des monstres, il faut prendre garde de ne pas devenir monstre soi-même. Si tu plonges longuement ton regard dans l’abîme, l’abîme finit par ancrer son regard en toi. »
(C’est au passage une citation que l’on appliquera également au personnage de Gabriel Belmont dans la trilogie Lords of Shadow)
C’est d’ailleurs une erreur de jugement que le Prince des Ténèbres fait lui aussi. En effet, une fois sa trace retrouvée par Alucard, Shaft annonce que le dessein de Dracula est de purifier le monde en détruisant l’humanité corrompue par ses faiblesses qui l’amènent selon lui inéluctablement à commettre des atrocités et à faire le mal (comme le meurtre de son épouse Lisa). En d’autres termes, le souhait de Dracula est de rebâtir un nouveau monde sur lequel il pourra régner et modeler à sa guise en réduisant à néant toutes les imperfections de l’ancien. Mais il lui faudra périr à nouveau de la main de son propre fils pour comprendre qu’il se fourvoie, ce qu’il ironisera en citant l’évangile de Saint Matthieu (chapitre 16, verset 26) :
« Et que servirait-il à un homme de gagner tout le monde, s’il perdait son âme ? »
C’est bien en s’obstinant à vouloir régner sans partage dans un monde sans vie que Dracula choisit lui-même de mener une existence sans surprise, sans souffrance, sans peine, et sans amour… c’est bien ce qui le mène à sa perte ! Puis, Alucard conseille à la (bonne) fin du jeu la ligne de conduite à tenir pour ne pas se perdre (dans l’abîme dont parle Nietzsche) en citant l’homme politique et philosophe irlandais Edmund Burke (lui-même contemporain de l’action de Symphony of the Night pour anecdote) :
« Pour que le mal triomphe seule suffit l’inaction des hommes de bien. »
Ce sont là de sages paroles pour finir de ramener Richter dans le droit chemin qu’il avait perdu de vue, mais qui ne s’appliquent pas exactement à Alucard car celui-ci ne souhaite pas la suprématie du Bien sur le Mal ; le dhampire s’accorde davantage à (faire) respecter l’équilibre de ces forces opposées mais complémentaires en appliquant à la lettre ce que lui a enseigné sa mère à sa mort sur l’échafaud et qu’il répète à son père au terme de leur confrontation :
« Ne hais pas les humains. Si tu ne peux pas vivre avec eux, alors au moins ne leur fais pas de mal. Car ils ont déjà une existence difficile. »
Grâce à Lisa qui mourra de la main des siens juste après ces paroles, Alucard prendra pleine conscience de la nature humaine : ce sont des êtres soumis à la condition de leur environnement et à la volonté de leurs congénères, certains en deviennent lâches, faibles et égoïstes (jusqu’à perdre la raison et aller rappeler Dracula en leur monde) tandis que d’autres parviennent à aller de l’avant et à se surpasser en montrant courage et abnégation (comme Richter l’explique au Comte à la fin de Rondo of Blood en étant lui-même à ce moment là l’exemple parfait du chevalier blanc). Et c’est bien car il sait pertinemment que les hommes portent en eux ce large éventail de bonté et de méchanceté, de force et de faiblesse, d’égoïsme et d’altruisme qu’il comprend cet équilibre entre le Bien et le Mal ; et c’est pour ne pas prendre le risque de rompre cette fragile harmonie en vivant à leurs côtés qu’il préfère se retirer de leur monde à la bonne fin du jeu…
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Le vrai combat final !
Néanmoins, le vrai mot de la fin – qui dépend du pourcentage de découverte du château (au delà de 196%) – est un ultime espoir de paix intérieure pour le dhampire, une promesse de Maria. En effet, la jeune femme court après Alucard une fois son sermon avec Richter achevé, refusant le destin qu’il se réserve en quittant le monde des hommes, pour lui montrer que lui aussi a le droit de vivre et d’être heureux. Même si rien n’est explicitement dit, il est facile d’imaginer que Maria soit tombée amoureuse d’Alucard et que c’est la force de son amour qui soit finalement la clé du bonheur de cet être toujours torturé qui ne trouve pas sa place en ce monde, et l’élément qui lui permettra de faire la paix avec sa nature. Ceci dit, pour aller plus loin dans la réflexion, c’est également une arme à double tranchant qui s’il échoue pourrait susciter le pire chez lui comme elle l’a fait pour son père… C’est donc un cercle aussi vertueux que vicieux dans lequel pourrait tomber Alucard en faisant confiance à Maria mais cet épilogue est totalement laissé à la libre interprétation du joueur bien sûr ! Aussi, c’est à travers ces éléments de réflexion que le joueur pourra (par un jeu de miroir) ouvrir les yeux sur sa propre condition de mortel, l’accepter et devenir acteur de son propre destin pour ne pas subir le rôle qui lui est attribué…
Pour résumer, Symphony of the Night est autant le miroir de Rondo of Blood grâce à sa construction, sa mise en scène et sa philosophie que son aboutissement pour les mêmes éléments. C’est à la fois la conclusion inévitable d’un diptyque bien plus profond qu’il ne peut y paraître de prime abord et l’aube d’un renouveau presque inespéré de la licence en terme de game design. Mais n’oublions pas que ses atours graphiques et musicaux contribuent eux aussi au caractère magistral du titre, et c’est sur ces éléments que nous allons maintenant nous pencher en dernière partie, ainsi que sur les secrets de l’épisode et l’héritage de Symphony of the Night sur le jeu vidéo en général…
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